L'HARTMANNSWILLERKOPF
(22-26 mars-15-26 avril-21-22 décembre 1915)
Après, les dures journées de décembre, janvier et février s'écoulent
sans. incidents. Le secteur est calme, 'et les bataillons du 15-2 se
succèdent au repos à Bischwiller, dans la vallée de la Thur. Alors naît
entre le régiment et cette aimable population alsacienne une affection que
les épreuves et l'absence ne firent que resserrer, et les plus heureux., souvenirs du 15-2 restent, pour les
combattants d'alors, ceux de l'hospitalière vallée, ceux des foyers sou-riants qui s'ouvrirent pour les recevoir.
Mais là-bas, vers le sud, l'artillerie allemande tonne avec un
acharnement croissant. Et assis sous le manteau des hautes cheminées
alsaciennes, au coin du feu, nos soldats entendent prononcer pour la
première fois un nom bientôt glorieux et tragique, un nom qu'ils inscriront
en lettres d'or sur la soie de leur Drapeau, l' « Hartmannswillerkopf »!
L'Hartmannswillerkopf, le «Vieil Armand »,l'«H.
W. K.» comme on l'a appelé au cours de la guerre, est un' contrefort des
Vosges, qui tombe à pentes escarpées sur la plaine d'Alsace, presque en
face de Mulhouse. Sorte de presqu'île terminale, détachée de la chaîne à
l'est de la vallée de la Thur, il n'est relié au ballon de Guebwiller que
par le Molkenrain (1.125 mètres). A ses pieds,
l'Alsace étale à perte de vue le riche tapis de ses champs et de ses
vignobles. Au premier plan Wuenheim, Hartmannswiller, Obviller, Soultz, Guebwiller, Bollwiller,
puis la forêt de Nonnenbruch, fameuse par la
richesse de ses mines de potasse. Plus loin, Mulhouse, qui semble si proche
qu'on peut à la jumelle en distinguer nettement les rues. Plus loin encore,
par delà la forêt de la Hart, le Rhin, le fleuve
sacré, dont le mince filet d'argent fascine les regards. Dans le lointain
enfin, la Forêt-Noire, toute semblable aux Vosges, dont le sombre profil
s'illumine le soir au soleil couchant, et s'évanouit ensuite dans une
brume violette. Et plus au sud, vers la Suisse, lés
Alpes, leur sommet scintillant au soleil, les blanches aiguillés de Finsterarhorn et de la Jungfrau. Spectacle grandiose,
où toute l'Alsace paraît s'offrir par avance aux libérateurs qu'elle
appelle depuis quarante ans.
L'Hartmannswillerkopf n'était hier qu'un belvédère pittoresque.
Quand, plus tard, du Molkenrain, le voyageur,
jettera sa vue sur ce modeste promontoire des Vosges, il se demandera
pourquoi tant de milliers d'hommes se sont pendant la guerre disputé ces pentes.
Sans doute le Français, en l'occupant, tient sous son canon la
plaine d'Alsace jusqu'à Mulhouse. L'Allemand, en le défendant, conserve un
notable morceau de cette terre d'Empire à laquelle il tient tant; il menace
en même temps cette vallée de la Thur qu'il ne se console pas d'avoir
perdue. Mais il y a autre chose... Ce que tant de régiments, et plus que
les autres le 15-2, ont écrit sur le rocher fameux où ils se sont
sacrifiés, c'est le même serment que l'armée française a répété à Vauquois,
aux Éparges, à Tahure, sur l'Yser... C'est, dans
un temps où l'issue de la guerre était lointaine et douteuse encore, où les
armées de France et d'Allemagne s'étreignaient sans pouvoir s'ébranler,
l'indéfectible espérance, l'indomptable volonté de vaincre, qui tendaient
toutes les énergies françaises. La même volonté 'animait l'ennemi, et, peu
à peu, 1'Hartmannswillerkopf a pris sur nos fronts de l'Est la valeur d'un
symbole qui dépassait de beaucoup la valeur même de la position. L'abandonner,
c'était avouer son impuissance; et jamais la France, aux heures les plus tragiques, n'a voulu
laisser croire à l'Alsace qu'elle renonçait à la libérer.
Voilà pourquoi l'année 1915 verra tant de combats et tant
d'hécatombes sur cette cime, hier presque sans nom. Lorsque, après de longs
mois, dans une autre phase de la guerre, la bataille s'apaisera dans les
Vosges, lorsque les efforts surhumains déployés de part et d'autre se
seront annihilés en s'égalant, l'Hartmannswillerkopf, tant de fois pris et
repris, restera entre.les deux lignes, pelé, bouleversé, domaine sinistre des morts, où les
tombes mêmes sont destinées à mourir. Voilà pourquoi aussi, aujourd'hui, à
l'égal des plus beaux noms de victoires, l'Hartmannswillerkopf résonne
comme un écho de tous les héroïsmes français. Voilà pourquoi, plus que
tout autre, le 15-2 a le droit de l'entendre et de le redire avec fierté,
car nul corps n'y a versé autant de sang ni déployé plus de bravoure.
En janvier 1915, ce sommet n'était tenu que par un peloton de
chasseurs. Les Allemands, par surprise, cernent et réduisent cette grand'garde isolée. Maîtres de l'Hartmannswillerkopf,
leur génie d'organisation en fait bientôt une forteresse qui brise tous
les assauts de la Ire brigade de chasseurs,
appelée en hâte pour reprendre le sommet. Épuisées, décimées, ces troupes
d'élite, malgré leur héroïsme, s'arrêtent impuissantes.
L'Hartmannswillerkopf restera-t-il donc aux mains des Allemands? Ce n'est
pas possible! Le 15-2 est là, derrière, se reposant de ses victoires du Spitzenberg et de Steinbach.
A lui revient l'honneur d'en finir.
C'est le 22 mars 1915, à l'aube d'une belle journée glaciale, que
le 15-2 reçoit l'ordre d'attaquer. Le ter bataillon' (commandant Sermet) a pour objectif la crête de l'Hartmannswillerkopf;
le 2e (commandant d'Auzers), les pentes nord; le
7e B. C. A., les pentes sud; le 3e bataillon est en réserve.
L'attaque est précédée d'un bombardement précis et formidable.
Au-dessus de nos lignes, les obus de 200 passent avec un long
bourdonnement et s'abattent sur les tranchées boches, où ils éclatent en
volcans. Le sommet de l'Hartmannswillerkopf est comme en proie à une
éruption. L'artillerie allemande répond sur nos tranchées. A travers la
fumée et les flammes, des sapins entiers, des blocs de granit sont projetés
pêle-mêle avec des corps humains et retombent lourdement. La montagne
tremble. Enfin, quinze minutes avant l'attaque, des rafales de 75 sifflent
et crépitent sur toute la crête. L'ouragan d'artillerie est à son paroxysme.
C'est alors, aux sonneries ardentes des clairons, que le vent emporte vers
l'Alsace comme pour crier : « Nous sommes là! », c'est alors que nos
fantassins bondissent, la baïonnette haute, à l'assaut de la forteresse. A
travers le fouillis des réseaux barbelés à demi détruits, des tranchées
effondrées, l'enchevêtrement des sapins abattus, ils pénétrent
de tous côtés, comme un flot, dans la position ennemie, dépassent la
première et la deuxième tranchée. Mais il faut s'arrêter là: à droite et à
gauche, sur les pentes, les bataillons d'assaut sont arrêtés par des
tranchées invisibles, où l'artillerie n'a pu leur frayer un passage.
Au nord, la 6e compagnie, en débouchant d'une clairière, se heurte
à des réseaux profonds et intacts. Elle essaie d'avancer quand même et cherche
à se frayer des passages dans la broussaille de fer où la mitraille couche
un à un tous ses héros. Le capitaine Rochette tombe le sabre à la main, à
la tête d'une poignée d'hommes. On cherche le lieutenant Routhier pour lui passer le commandement; il vient
d'être tué. Le lieutenant Pitolbelin est désigné
: mais déjà une balle l'a abattu, presque à bout portant, sur le parapet de
la tranchée allemande. L'adjudant Didierjean est
frappé à son tour. De l'héroïque compagnie, il ne reste plus qu'une poignée
d'hommes, qui s'accrochent farouchement au terrain conquis; sous le
commandement du sergent Chenevard. Une magnifique
citation à l'ordre de l'armée glorifie à jamais l'héroïsme et le sacrifice
de la 6e compagnie.
Plus au nord, la 5e compagnie est arrêtée elle aussi devant les
réseaux intacts. Déjà blessé pendant l'attaque, le souslieutenant
Pasquier s'élance le premier pour entraîner de nouveau ses hommes sur les
barbelés allemands. Cette sublime folie échoue sous la mitraille, et les
corps de ses héros restent trois jours accrochés devant la tranchée ennemie.
Sur les pentes sud de l'Hartmannswillerkopf,le 7e alpins, fauché par une fusillade
meurtrière, ne parvint pas à déboucher de ses tranchées. Le commandant
Brun, de l'état major de la
Ire brigade de chasseurs est tué en essayant. d'entraîner le
bataillon dans un dernier assaut.
Nous n'avons pu atteindre le sommet. Pourtant nous y touchons et la
position ennemie est disloquée. Quatre contre-attaques essaient en vain de
nous reprendre les tranchées conquises. Plus de 400 cadavres allemands
gisent devant nos lignes. Nous avons pris 200 hommes, 3 officiers,. deux lance-bombes et une mitrailleuse. Nos pertes
sont de 260 hommes et 9 officiers hors de combat.
Rien n'est fait tant qu'il reste à faire. Le 15-2 a pris l'engagement
d'arracher aux Boches tout le massif, et le 26 mars, sous la neige, le
régiment, infatigable, reprend l'attaque, les 1er et 3e bataillons
(commandant Bron) en première ligne, appuyés au sud par le 7e alpins.
La préparation d'artillerie a été puissante. Au moment où le sommet,
de l'Hartmannswillerkopf disparaît dans la fumée et la flamme des
éclatements, nos vagues d'assaut, y accompagnant les dernières rafales de
75, bondissent de leurs tranchées, déferlent jusqu'au sommet, qu'elles submergent
comme une écume bleue. Leur élan est si impétueux qu'elles dévalent encore
les pentes vers l'Alsace. C'est là que tombe héroïquement le clairon Poissenot, frappé à mort en sonnant une charge éperdue
à la tête de ses camarades. C'est là que le lieutenant Priquet,
qui s'est déjà distingué au Spitzenberg et à Steinbach, prend dans la mêlée le commandement de sa
compagnie et l'entraîne dans un nouvel assaut.
Du haut des rochers, nos mitrailleurs, ardents à suivre la première
vague, enthousiasmés par l'exemple de leur chef, le lieutenant Jenoudet, qui, blessé, veut faire l'attaque jusqu'au
bout, traquent par leurs rafales les Allemands en fuite. Et cette fois,
l'ennemi est culbuté par la violence de notre assaut. Il nous abandonne
toute la position, sol sacré où les morts de la dernière attaque reposent
dans leur linceul de neige sanglante. Il laisse entre nos mains 140 prisonniers
dont 3 officiers, un champ dé bataille jonché de
cadavres, de gros dépôts d'armes et de munitions. Nous avons perdu en tués
ou blessés 240 hommes, dont 3 officiers. Le 27 mars, dans une émouvante et simple
cérémonie, le général Serret décore de la Médaille militaire le soldat
Auberger, qui a pris pied le premier au sommet de l'Hartmannswillerkopf.
C'est dans les tranchées de première ligne encore toutes bouleversées, sous
le sifflement des balles, devant quelques soldats hâves et boueux, que le
général accroche le beau ruban à la poitrine de ce brave. Un feu de salve
sur les Allemands remplace la sonnerie d' « Ouvrez le ban»; un second,
celle de « Fermez le ban ». Et sur son Drapeau, à côté de l'étoile d'or de Spitzenberg et de la palme de Steinbach,
le 15-2 peut fixer une nouvelle palme, juste récompense de ses exploits à
l'Hartmannswillerkopf.
Le massif tout entier avec ses contreforts est maintenant à nous, et
les vainqueurs ont à leurs pieds la ferre promise. Par
delà les broussailles de fer, par delà
l'horreur des espaces ravagés, nos guetteurs ne voient plus que la belle et
riche plaine, cette Alsace qui est nôtre et dont on leur a tant parlé. Même
`lorsque la nuit, des Vosges à la Forêt Noire, tombe sur l'immense
horizon, le spectacle reste magique. De toute part, dans la plaine obscure,
des feux s'allument comme des reflets d'étoiles. Du haut de son rocher, le
soldat rêve, en voyant scintiller les lumières de Mulhouse et de Bâle. Sur
cette terre de solitude et de mort, où tant de ses camarades sont tombés,
il songe à ces foyers qui brillent anxieux dans la nuit, et qui semblent lui
faire signe. Quand sonnera-t-elle l'heure de répondre à cet appel-; et de
descendre dans la plaine en libérateurs?
Mais l'Allemand ne veut pas s'avouer vaincu. Rejeté des pentes de
l'Hartmannswillerkopf, il surveille âprement cette proie qu'on vient de lui
arracher et, lé 25 avril, ' lorsque, les derniers
échos de la bataille se sont tus et que le calme est revenu sur la montagne
sanglante, il tente un grand coup pour la ressaisir.
Un bombardement foudroyant éclate a midi comme un orage. Jamais, pas même au Spitzenberg, nos soldats n'en avaient subi de pareil.
Les plus gros' calibres des artilleries allemande et autrichienne : 210,
250 et jusqu'aux 305, concentrent leur tir sur l'Hartmannswillerkopf. Sous
cette tempête d'explosifs, la vieille montagne, comme en proie à quelque
cataclysme souterrain s'enveloppe, de nouveau, de flammes et de fumée.
Couchés sur le sol qui tremble, nos hommes attendent stoïquement la fin de
la tempête; mais le bombardement s'acharne toujours. Détachés du sommet de
la montagne, des blocs de granit roulent en' avalanche et broient tout sur
leur passage. Nos tranchées en pierres. sèches, accrochées au flanc de l'Harmannswillerkopf comme des` balcons, volent en
éclats. Pourtant, les poilus du 15-2 tiennent toujours. Entourés de morts
et de blessés épuisés, haletants, couverts de terre et de sang, les mains
crispées sur leurs fusils brûlants, quatre fois ils repoussent les 'assauts
de `l'ennemi. Six bataillons d'élite de l'armée allemande essaient
vainement jusqu'à la fin de l'après-midi de prendre pied sur
l'Hartmannswillerkopf.
Les pentes de l'Hartmannswillerkopf vers l'Alsace se divisent en
deux contreforts, que le troupier appelle les deux cuisses. Chacun était
défendu par un bataillon, le 3e bataillon au milieu, tenait le Ravin. Vers
18' heures, après six heures de bombardement et cinq tentatives d'assaut,
les Allemands prennent pied sur les deux contreforts. A l'abri de l'arête
qui les cache aux défenseurs du Ravin, ils s'avancent vers le sommet.
Bientôt, leurs deux colonnes, comme une marée montante, atteignent les
crêtes et se réunissent près de la cote 956, cernant ainsi les défenseurs
du Ravin, qui tiennent toujours. Attaquée de tous côtés par l'ennemi qui la
domine, sans cartouches et sans vivres, n'ayant plus que ses baïonnettes
pour se défendre, cette poignée d'hommes tombe aux mains des Allemands.
Quelques-uns seulement parviennent à s'échapper; tel le soldat Chassard, qui, venu jusqu'en première ligne à travers
les bombardements, pour porter à manger à ses camarades et tombé au milieu
des Allemands, saisit un fusil; abat ceux qui l'approchent et se fraie un
passage à travers les assaillants décontenancés. Tel encore le caporal Coulon, qui rallie quelques hommes et fonce sur les Allemands
qui lui crient de se rendre. Ces braves s'échappent en sautant de rocher en
rocher, au milieu des balles qui ricochent, font les morts jusqu'à la nuit
et regagnent nos lignes en rampant, à la lueur des fusées rouges que
l'ennemi lance du haut de l'Harmannswillerkopf
pour faire allonger le tir de son artillerie, et qui éclairent sinistrement
ce crépuscule de bataille.
Appelées en toute hâte, les dernières réserves du régiment se
jettent à corps perdu dans la fournaise. Sauver l'Hartmannswillerkopf, tel
est le mot d'ordre qui anime cette poignée d'hommes. La nuit qui tombe, le
terrain bouleversé, les bombardements qui s'acharnent autour de la
montagne, tous les obstacles de cette situation désespérée, n'empêchent as les derniers soldats du 15-2 d'élever avec leurs
poitrines la digue contre laquelle la ruée allemande vient se briser. Tant
d'obstination a forcé le sort. Nous restons cramponnés autour du sommet et,
le 26 avril, les débris du 15-2, aidés de deux bataillons de chasseurs,
s'emparent de nouveau de la montagne. L'Harmannswillerkopf
est demeuré français.
Mais cette gloire est chèrement payée. 14 officiers, 800 hommes
manquent à l'appel, tués ou prisonniers. Le lieutenant-colonel Jacquemot a été blessé à Silberloch,
pendant l'attaque du 26. Frappé à ses côtés, le lieutenant Scheurer, une des plus nobles figures du 15-2, expire
quelques jours après à Bischwiller, au milieu des siens.
La mort de cet enfant d'Alsace est un deuil pour tout le régiment.
Le 27 avril, le lieutenant-colonel de Poumayrac
vient prendre le commandement du 15-2, qui, malgré ses blessures, reste
dans la mêlée. Le 3 mai seulement, il descend au repos, dans la vallée de
la Thur, où l'affectueuse hospitalité alsacienne lui fait vite oublier les
misères et l'horreur des derniers combats:
Après un mois de repos à Saint-Amarin et à Malmerspach,
le 15-2 s'est reconstitué. Le souvenir des morts, la tradition du Spitzenberg, de Steinbach et
de l'Hartmannswillerkopf, ont donné une seule âme au
renforts venus de tous côtés. Dès le 15 juin, le régiment est dé nouveau dans la mêlée. Pendant que les ter et 3e
bataillons tiennent l'Hartmannswillerkopf, c'est le 2e bataillon
(commandant d'Auzers) qui a l'honneur d'entrer le
premier dans la bataille.
Il s'agit d'appuyer l'attaque des 68e et 27e bataillons de chasseurs
dans la vallée de la Fecht, en débouchant entre Sondernach et Metzeral. Dès
le premier jour, le 2è bataillons se heurte à un ennemi fortement organisé
et qui résiste avec acharnement. Les 5e et 6e compagnies sortent de leurs
tranchées avec leur élan coutumier, mais pendant les journées des 15 et 16
juin; les mitrailleuses allemandes et les obstacles accumulés brisent tous
leurs efforts. Après un court répit, l'attaque reprend le 18 juin, sans appui
de l'artillerie. Deux fois dans la journée, le bataillon part à l'assaut,
pour gagner, 500 mètres, 'au prix de quels sacrifices 1 Les pertes sont elles qu'il faut appeler en renfort un bataillon
du 81e d'infanterie. Mais, dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, le
15-2 reste toujours égal à lui même. Chaque jour,
comme à Steinbach, il reprend ses attaques et
resserre son étreinte autour de l'ennemi qui le meurtrit. Tant d'abnégation
et de ténacité forcent enfin le sort du combat, et, le 22 juin, le 2e
bataillon s'empare de Sondernach en flammes.
Plus heureux, le 3e bataillon (commandant Bron) appelé à son tour à
prendre part à l'attaque du 13e bataillon de chasseurs alpins sur la crête
de Mattle, face à Sondernach,
le 17 août 1915, s'empare d'un seul élan des tranchées du bord du Mattle.
Après ces deux attaques, le 3 septembre 1915, le 15-2 descendait au
repos à Saint-Amarin: Le 6 septembre, le lieutenant-colonel Jacquemot, nommé à l'état-major du corps
expéditionnaire d'Orient, faisait ses adieux au régiment. Il devait être
remplacé quelques jours après par le lieutenant-colonel Segonne.
Cette période de repos fut marquée par une cérémonie simple et
émouvante dont le 15-2 aime à rappeler le souvenir : c'est le 7 septembre,
à Saint-Amarin, que le général Serret attache à son Drapeau les deux palmes
et l'étoile d'or conquises en quelques mois de' guerre. Venus de tous les
villages de la vallée, Alsaciens et Alsaciennes, toute la grande famille du
15-2, entourent en foule nos soldats. Et lorsque vibre la sonnerie Au
Drapeau et que le régiment se raidit en un seul éclair d'acier, on dirait
qu'un' souffle imperceptible fait frissonner les grandes ailes noires des
coiffes alsaciennes. Bien des yeux s'embrument de larmes, et de vieilles
mains de vétérans de 1870 tremblent en essayant un salut militaire. C'est
l'étreinte muette de l'Alsace française et de ses libérateurs.
Dès le 10 septembre, le 15-2 reprenait les lignes à l'Hilsenfirst. Il devait y rester trois mois. Ce long
séjour ne fut marqué par aucun événement saillant. Est-ce à dire que le
15-2 vécut des jours faciles? Non certes. La vie de secteur est déprimante
pour les hommes. On ne s'est peut-être pas rendu compte à l'arrière des
fatigues et des souffrances de toute sorte que les soldats enduraient dans
les tranchées, même les plus confortables. Le laconisme, monotone des
communiqués : « Journée calme, rien à signaler », quand il
n'impatientait pas le public, le réjouissait. « C'est du bon temps pour les
poilus », pensait-il. Le public ne savait pas...
La lecture du journal de marche du régiment est à ce point de vue
singulièrement suggestive. Il est probable que,
pendant le dernier trimestre de 1915, le communiqué n'a pas mentionné une
fois le nom de l'Hilsenfirst. Et pourtant tous les
jours, le journal de marche enregistre des bombardements et des
fusillades; et tous les jours, comme un refrain cruel et monotone, ces mots
reviennent : Tués... Blessés...
Les tranchées de l'Hilsenfirst sont
bombardées, l'ennemi les écrase à coups de grosses torpilles, qui
projettent, en percutant sur le roc, des milliers d'éclats de pierre, plus,
dangereux encore que les éclats de fonte. Parfois, elles tombent sur un
abri qui s'effondre, et nos hommes, épuisés, abrutis par le bombardement,
doivent porter secours à leurs camarades ensevelis, réparer la tranchée
bouleversée. Les nuits se passent à travailler, à guetter aux créneaux, à
rôder en patrouille entre les lignes. Du matin au soir, Français et
Allemands s'épient, se fusillent, engagent de petits postes à petits
postes, des combats à la grenade. Et pendant ce temps, le terrible hiver
des Vosges sévit également sur les deux adversaires. La neige comble les
tranchées, puis le dégel survient et change les hommes en blocs de boue.
Pour ceux qui bataillent avec le régiment depuis août 1914, chaque journée
ajoute ses fatigues à toutes celles qui s'accumulent déjà, à celles du Spitzenberg, de Steinbach et
de l'Hartmannswillerkopf. En 1915, le système des relèves périodiques
n'est pas encore établi. Non seulement, si loin qu'il
puissent regarder, les hommes n'aperçoivent pas la paix, mais ils
n'ont même pas la ressource' de compter les jours qui les séparent de la
relève, du repos au cantonnement. Ils ont froid, ils dorment à peine, la
vermine les dévore, et tous les jours ils voient tomber les camarades. Les
rares poilus du 15-2 qui ont survécu ne veulent pas croire aujourd'hui
qu'ils ont connu toutes ces misères, et surtout qu'ils les ont supportées
sans se plaindre.
Le 4 novembre, le lieutenant-colonel Segonne
quittait le 15-2 où il n'était resté que trois mois. Quelques jours après,
le régiment descendait à Saint-Amarin. Il y était à peine au repos depuis
une semaine, que déjà on parlait de reprendre les lignés. Déjà même on
laissait entendre que ce n'était pas pour tenir un secteur, mais pour
attaquer à l'Hartmannswillerkopf.
Lés combats pour l'Hartmannswillerkopf n'étaient pas. . encore
terminés. Français et Allemands, accrochés aux pentes du rocher fameux, se
disputaient la possession de la crête. Depuis de longs mois la lutte se
poursuivait, ardente et sans merci. Française un jour, Boche le lendemain,
la crête n'était la plupart du temps à personne. Aucun des deux adversaires
n'avait encore réussi à s'y organiser solidement; aucun surtout n'était
parvenu à la dépasser.
Cette fois, l'ordre était formel. Le 15-2 avait pour mission, non
seulement de prendre le sommet de l'Hartmannswillerkopf, mais encore de
s'emparer des organisations ennemies de la cuisse droite et de la cuisse
gauche, et de s'établir au delà sur les dernières
pentes du massif. Ainsi il était appelé à se battre sur ses champs de
bataille de mars et d'avril, où tant des siens étaient tombés. Il ne se
dissimulait rien des difficultés et des périls de sa tâche, et savait que
la lutte qu'il allait engager serait terrible.
Le lieutenant-colonel Semaire venait de
prendre le commandement du 15-2. C'était un chef dans toute l'acception
du terme. Pour qui le voyait pour la première fois,,
il semblait redoutable. Le colonel Semaire parlait
peu, souriait moins encore. Soldat dans l'âme, il exigeait et obtenait de
ses subordonnés les nobles qualités dont il donnait l'exemple : la dignité,
la tenue, la fierté. Prompt à se décider, il ne revenait jamais sur ce
qu'il avait arrêté. Méthodique au possible, il créait l'ordre aujour de lui. Au feu, il était l'énergie incarnée.
Maître absolu de ses réflexes, il ne bronchait jamais sous les marmites. Il
semblait les ignorer. Ceux qui l'ont vu à Sailly
rester debout, le visage immobile sous la pluie des obus, se demandent par
moments s'il n'était pas aveugle et sourd. Au fond, sous une écorce rude et
des dehors sévères, le colonel Semaire cachait
une profonde sensibilité. Ce soldat au regard farouche, qui, au combat, ne
connaissait que le devoir et dont la pensée` tout entière était tendue vers
le but, une fois le devoir accompli, une fois le but atteint, redevenait
lui-même. Les sacrifices qu'il avait exigés de son régiment lui apparaissaient
dans toute leur tragique beauté. Et quand il prenait la parole devant la
tombe entr'ouverte de quelques héros, sa voix s'étranglait, ses yeux se
mouillaient de larmes, son corps tout, entier tremblait.
Il faut avouer que le colonel Semaire
chargé de mener ù l'attaque un régiment qu'il ne connaissait pas, avait à
surmonter de grosses difficultés. Elles ne l'effrayèrent pas.
C'est le 21 décembre, à 4h 15, que le 15-2 devait s'élancer à
l'assaut de l'Hartmannswillerkopf. A gauche, le 2e bataillon (commandant
Mas) attaquait l'éperon nord. A droite le ter bataillon (commandant Guey) attaquait l'éperon sud. Accolés au départ, les
deux bataillons devaient immédiatement s'écarter pour permettre au 3e
bataillon (commandant Bron) de s'intercaler entre eux et d'attaquer à leur
hauteur. La forme du terrain avait rendu ce dispositif obligatoire. Le
front de départ en effet ne dépassait pas 300 mètres. Il était impossible
sur cette étendue de terrain, de placer plus de deux bataillons, et encore
avait-on été obligé d'échelonner les compagnies en profondeur. Par contre,
l'objectif formait une ceinture de 1.800 mètres, qui enveloppait à la fois
par: le nord et par le sud l'étroit sommet de l'Hartmannswillerkopf. Deux
bataillons ne pouvaient suffire pour l'occupation d'un front aussi large;
d'où la nécessité de l'attaque en éventail et l'intervention immédiate du
3e bataillon entre les deux éperons de la montagne.
Massé tout près du sommet, le régiment suit heure par heure le
travail de l'artillerie sur les positions ennemies. Les sifflements et les
éclatements des milliers d'obus qui font jaillir devant eux la terre des
tranchées allemandes et lacèrent leurs barbelés, enfièvrent nos hommes.
Baïonnette au canon, leurs grenades prêtes; il attendent,
tout frémissants, l'instant de bondir. Chacun pense aux camarades qui sont
tombés là-haut sur la crête sanglante, à leurs tombes sans nom que l'ennemi
foule aux pieds. Les morts du 25 avril vont être vengés. Le 15-2 s'élance à
l'assaut avec une inoubliable furie.
En vain l'artillerie allemande abat devant nos soldats une barrière
de fer et de flamme; en vain les mitrailleuses les foudroient. Le 15-2 veut
l'Hartmannswillerkopf. Décimées, rompues, nos vagues d'assaut progressent
quand même, d'un irrésistible élan. Tous ses chefs tombés, le caporal Berquand, de la 9e compagnie, entraîne ses camarades et
trouve une mort héroïque devant la seconde tranchée allemande. Criblé de
balles, le sous-lieutenant Sauvage succombe en criant encore : « En
avant! » Les gémissements des blessés, la mort de tant de camarades ne font
que redoubler la furie, l'âpre désir de vengeance des survivants.Et
le Boche, voyant que tous ses obus et toute sa mitraille sont impuissants à
briser cet assaut de démons, fuit devant nos baïonnettes.
Mais en avant du sommet, sur les pentes est, un promontoire, le
rocher Hellé, brise un instant le flot des
assaillants. Patiemment creusée par les Allemands et garnie de mitrailleuses,
cette forteresse de granit a résisté au bombardement et balaie de ses feux
le champ de bataille. Autour d'elle les assaillants refluent, s'arrêtent,
et c'est tout à coup le désert. L'attaque aurait-elle échoué? Mais non,
une poignée de braves a gagné en rampant le rocher. L'un d'eux, le
sous-lieutenant Kemlin, cramponné près d'un
créneau de la forteresse, y jette des grenades que ses hommes lui font
passer. Écrasées dans leur tanière, les mitrailleuses allemandes se
taisent brusquement.
Aussitôt l'attaque reprend. Nos soldats, exaspérés par les pertes,
grisés par le succès, n'ont fait que passer en courant sur le sommet reconquis
et s'élancent le long des pentes en talonnant devant eux l'ennemi en
déroute. Le ravin, les deux cuisses, tout le champ de bataille du 25 avril
est repris d'un seul élan. Nous dépassons même nos anciennes tranchées et
portons notre ligne bien au delà des pentes
ravagées par les derniers bombardements.
Le soir du 21 décembre est un soir de victoire comme le 15-2 n'en
avait jamais connu. A lui seul,.. en quelques
heures, il s'est emparé dé tout lé massif de i'Hartnmannswillerkopf
qui avait résisté jusque-là à toutes lés
attaqués. Sa garnison jonche de ses cadavres le champ de bataillé, et plus de 800 prisonniers feldgrau vont traverser, la tête basse, les villages
alsaciens et annoncer â tous ces braves gens de la vallée le nouvel exploit
dé leur cher 15-2. Les 22 officiers et les 400
hommes que le régiment a perdus sont tombés en plein' triomphe. Plus d'un,
de leurs camarades devait le lendemain envier leur trépas.
Le coeur se serre au souvenir de cette
fatale journée du 22 décembre, où le sort injuste anéantit l'oeùvre de tarit de sacrifices et d'héroïsme. Pourquoi
faut-il qu'une journée de victoire ait eu un pareil lendemain? Toute la
nuit, autour de l'Hartmannswillerkopf, où nos soldats fatigues reposent
dans leur gloire, l'Allemand travaille fiévreusement, concentre une
formidable artillerie, masse tout près de nos tranchées improvisées tous
les bataillons d'élite qu'il tenait prêts pour ce dernier effort.
Au matin du 22, la contre-attaque se déchaine. Le 15-2 déployé en
une longue ligne mince que l'ennemi déborde et perce à droite et à gauche,
accroché sur ces pentes abruptes où le bombardement le foudroie sans que
notre artillerie puisse le soutenir, lutte désespérément toute la matinée
et oppose ses seules forcés, décimées et épuisées par les combats de la
veille, à la ruée des troupes fraîches que l'ennemi jette sans répit, par
bataillons entiers.
Bientôt le régiment est débordé, isolé à droite et â gauche, et
l'étreinte se resserre autour de ses trois bataillons, dont l'effort
surhumain prolonge encore la lutte. Les renforts appelés en hâte sont trop
loin. Maintenant le 15-2 a perdu même l'espoir de se dégager. Mais le vieil
honneur du régiment réclame le sacrifice suprême. Sans cartouches,
assaillie à coups de grenades et de mitrailleuses, cette poignée de héros
se bat toujours, avec ses baïonnettes, avec ses pioches. Le commandant Guey, voyant à ses pieds les débris de son bataillon
submergés par l'ennemi, rallie autour de lui quelques hommes, leur fait
mettre la baïon. nette au canon et, la canne à la
main, se jette à leur tête sur les Allemands en criant : « Vengeons le
15-21 Il tombe foudroyé d'une balle au coeur.
Enfin, au bout dé huit heures de corps à corps,
cernés au fond du ravin de l'Hartmannswillerkopf ou traqués à travers les
rochers; les derniers Français succombent sous le nombre comme leurs
ancêtres dans le vallon de Roncevaux. Pour la seconde fois, l'Allemand
prend pied sur ce sommet sacré de l'Hartmannswillerkopf; pour la seconde
fois sur cette terre fatale, le 15-2 tombe, anéanti dans sa victoire.
Comme le colonel Semaire, après avoir
donné leur mission aux deux compagnies du 23e régiment d'infanterie qu'on
venait de lui envoyer en renfort, rentrait à son P. C., les premiers
tirailleurs allemands surgissaient à travers le brouillard et la' fumée des
éclatements, et pénétraient sur` tout le front, dans nos anciennes
tranchées. Il n'y avait plus de doute : le 15-2 n'existait plus. Le colonel
Semaire n'avait plus de régiment. Irait-il le
rejoindre en captivité? Peut-être, mais d'abord il se défendrait!
Cyclistes, téléphonistes, travailleurs, tous ceux qui se trouvaient autour
du' P. C. furent ralliés en quelques instants. L'officier téléphoniste, le
lieutenant Mercadier; un vieux territorial d'une
ardente bravoure, prit le commandement de ces quelques hommes. Il avait
saisi un fusil et, debout sur le parapet, tirait sur les Boches. En vain,
son ordonnance lé suppliait de faire attention : « Mon lieutenant, baissez-vous...
Mon lieutenant, on vous visé...», le lieutenant Mercadier
n'écoutait pas et tirait toujours. Une balle l'atteignit à la tête, il
tomba :pour ne plus se relever. Son sacrifice
avait fanatisé ses hommes. Les colonnes allemandes, décontenancées,
s'arrêtent, refluent devant eux, et le sommet dé
l'Hartmannswillerkopf reste malgré tout au 15-2. C'est la tête haute que
ces derniers survivants descendent à travers les vallées alsaciennes en
deuil. 48 officiers, 1.950 hommes manquaient à l'appel, après les deux
journées du 21 et du 22 décembre. Parmi eux, le 15-2 n'oublie pas le
tambour major Mignault, le doyen des tambours-majors de France, vieux soldat que les
fatigues de la guerre n'avaient pu briser et qui fut tué en essayant
d'organiser, sous le bombardement, une chaîne de coureurs. Combien
d'autres braves reposaient sans sépulture sur le champ de bataille, poursuivis
même par delà la mort par l'implacable bombardement!
Et quant à ceux qui, épuisés par leur suprême résistance, prenaient tristement
le chemin de la captivité, lés égards dont
l'ennemi les entoura montrent au moins quel respect leur vaillance avait su
lui imposer.
Le 29 décembre, les débris du 15-2 étaient transportés en camions à
Saulxures-sur-Moselotte. Dès le 30, les premiers renfôrts
arrivaient. Toutes les divisions de la Vile armée avaient envoyé dés sections constituées; et l'on vit même venir deux
escadrons de cavaliers, fiers de servir sous le Drapeau du 15-2 et de
prouver à leurs frères de l'infanterie qu'ils sauraient les égaler en
bravoure.
Avec ces éléments disparates et ces cadres presque neufs il
s'agissait, non pas de combler des vides, mais de refaire un régiment, et
quel régiment ! Celui du Spitzenberg, de Steinbach, de l'Hartmannswillerkopf. Héritier de tant
de gloire, le 15-2 ne pouvait pas déchoir. Le colonel Semaire
le sentait bien. Il était descendu de l'Hartmannswillerkopf, le ceeur accablé, en songeant à tous ces hommes qu'il
avait menés à la victoire, sans les connaître, et qu'il ne reverrait
jamais. Mais son âme était trop forte pour s'abandonner à ces tristesses.
Les héros du 21 décembre réclamaient autre. chose qu'un long deuil. Le
colonel Semaire sut faire entendre aux nouveaux
soldats du 15-2 l'impérieux langage des morts : reprendre la tâche qu'ils avaient
entreprise, les venger, c'était rendre à leur mémoire le seul culte digne
d'elle. Les nouveaux soldats du 15-2 le comprirent et, au bout de quelques
semaines, le régiment n'avait plus qu'une seule âme, celle des morts, une
seule volonté, celle de son chef.
Avec de tels soldats la revanche était assurée. Cette revanche
allait tarder. A partir de 1916, l'Alsace devenait un secteur plus calme.
Un autre front s'était allumé, celui de Verdun. On ne parlait plus de
l'Hartmannswillerkopf dans les communiqués. D'autres noms allaient devenir
célèbres, qui la veille étaient ignorés. Le 15-2 irait-il à Verdun? Il le
crut longtemps. Mais on le garda plusieurs mois en Alsace.
Tour à tour on le voit dans le secteur du Sihl, du Faux Sihl
(janvier), puis de Steinbach (février-mars), où
ses trois bataillons sont en ligne, le premier (commandant de Widerspach), à Colardelle,
le second (commandant Thiéry), à Ayné, le troisième (commandant Deleau),
à l'Alsacienne; puis au Sudelkopf (avril-mai),
puis une dernière fois à l'Hartmannswillerkopf (juin). Ces périodes de
secteur dont certaines, les deux dernières surtout, sont assez mouvementées,
et au cours desquelles le 15-2 exécute de brillants coups demain, tel
celui du 9 mars' sur le saillant de la cote 425, ces périodes de secteur
sont coupées de courts repos à Moosch-Saint-Amarin-Malmerspach-Bischwiller
Ainsi, de février à juillet 1916, le hasard des relèves ramène le
régiment, comme pour un pèlerinage, sur ses champs de bataille. Steinbach revoit les écussons du 15-2. Mais de tous
ceux qui ont combattu là, combien sont encore vivants? Combien se
souviennent des corps à corps qui ensanglantèrent
le cimetière et l'église? Presque tous ces vaillants sont morts, et
l'église meurt elle aussi; et tombe en ruines sous son clocher déchiqueté
et sous son toit béant. Le christ seul, intact au milieu des décombres,
dans ce lieu de paix devenu un champ de bataille, un charnier, étend
au-dessus de tant d'horreur et de mort ses bras crucifiés.
Les hommes ont passé, humbles et sublimes ouvriers de la grande
cause, tombés en se transmettant le flambeau. Mais le régiment demeure,
fort de tous les héroïsmes obscurs, de tous les sacrifices, ignorés, et il
perpétue chez les vivants la grande âme anonyme des morts. Le 15-2 est
toujours le même, prêt pour de nouvelles abnégations, toujours obstiné dans
l'accomplissement de sa tâche, si dure soit-elle. Lourd de toute la gloire
amassée pendant ces deux premières années de guerre, le Drapeau est aux
mains d'une génération nouvelle de héros, qui sauront le porter et le
transmettre à leur tour, plus glorieux, jusqu'au bout !
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