CRAONNE
L’objectif
assigné au 1er de Ligne était le Plateau de Californie, à
l’extrémité orientale du Chemin des Dames. Sur les photographies prises
d’un avion, sa table élevée et taillée à angle droit se détache comme un
récif désertique dans un océan de verdure. Vu de la dépression du ravin
sans nom, il évoque grossièrement par le relief et la netteté des formes
architecturales, l’arrogante et massive silhouette d’un château fort
moyenâgeux. A gauche et à droite, les saillants du Jutland et de Tyrol s’en
détachent, jouant le rôle de tours flanquantes qui seraient coupées en leur
milieu par une rampe crénelée. Au centre et sensiblement en retrait, la
paroi de pierre descend à pic, s’interrompt à mi-pente en un palier étroit
où perche le village de Craonne, puis s’incline doucement en glacis vers le
ravin. Dans l’épaisseur des murailles, tels des meurtrières et des
poternes, les abris allemands ouvrent leur gueule béante ou savamment
masquée. En bordure du plateau, puis sur la première déclivité, le fameux
Chemin des Dames, couvert par une profonde tranchée, semble un gigantesque
chemin de ronde abrité par une bretèche.
Le
plan de la défense s’inspire du modelé du terrain : deux lignes de
tranchées garnissent les pentes des saillants ; une ligne couvre la
grande route qui traverse Craonne, une autre défend l’accès immédiat du
Chemin des Dames ; la dernière ou tranchée d’Hasloch, interdit la
pénétration dans le Plateau de Californie. Les maisons et l’église de Craonne
puissamment organisées, les innombrables abris bourrés de mitrailleuses
doublent cette cuirasse rigide d’une armature plus souple et moins visible.
Le
1er Régiment d’Infanterie s’établit le 9 avril dans les
tranchées fangeuses qui couvrent la rive sud vaguement ondulée du ravin
sans nom. En liaison avec le 201e à gauche, avec le 233e
à droite, il doit emporter le saillant du Jutland, la partie sud-ouest de
Craonne, le Plateau de Californie et sans limitation d’objectifs, pousser
l’ennemi l’épée dans les reins le plus loin possible vers le nord.
La
préparation d’artillerie se déchaîne sans interruption du 9 au 16 avril,
contrebattue avec une vigueur croissante par les lourds canons allemands.
Le sol tremble, le paysage disparaît sous un voile de fumée. Ce pilonnage prolongé
ne parvient pas à démolir le système défensif adverse. Par contre, il donne
l’éveil à l’ennemi qui masse à l’arrière ses divisions d’intervention. Le
12 avril, le régiment adopte son dispositif d’attaque : en première
ligne, le bataillon Codevelle qui doit enlever la position du Jutland et la
compagnie Aligard, qui doit nettoyer et occuper le village de
Craonne ; en soutien, le bataillon de Job, destiné à prolonger l’élan
initial, en réserve, le bataillon Allard qui exécutera un passage en ligne
au débouché du Plateau de Californie et prendra alors la direction du
mouvement.
Dans
la nuit du 15 au 16, l’artillerie ébréchant les fils de fer, décèle
l’imminence de l’attaque. Les poilus inspectent leur équipement, vérifient
leurs armes, se passent les suprêmes consignes pour le cas où « ils y
resteraient ». A 5 heures, ils s’acheminent vers la parallèle de
départ. Emus, mais confiants, ils attendent… l’œil fixé sur le chef de
section.
Il
se peut qu’un souvenir pleure…
Il
se peut qu’on regarde l’heure…
L’heure
au poignet n’a pas tremblé !...
Six
heures… D’un bond, les vagues d’assaut sautent le parapet, se glissent
silencieusement dans la brume glacée d’une maussade matinée de printemps,
franchissent sans encombre le ruisseau sans nom et abordent à la naissance
du glacis qui aboutit aux tranchées allemandes. L’ennemi sera-t-il surpris
dans sa taupinière ? Douloureuse déception ! Un avion boche qui
survolait nos lignes s’est rendu compte du mouvement et lance des fusées.
Le tir de barrage se déclenche sur le ravin ; les mitrailleuses
postées à l’entrée des abris se dévoilent ; les troupes d’élite qui
occupent le secteur, soldat de la Garde et du Régiment Elisabeth,
garnissent les tranchées et engagent une lutte sévère à la grenade. La
vague d’assaut ralentit son allure, s’éclaircit, se fragmente. Elle
progresse par infiltration jusqu’aux tranchées adverses. C’est alors un
effrayant corps à corps. Au Jutland, le bataillon Codevette emporte la
première ligne, mais n’avance que pas à pas dans les boyaux de communication.
La compagnie Aligard se hisse péniblement à la lisière sud de Craonne.
Muraille par muraille, cave par cave, elle entame l’alignement de maisons
qui borde au sud la grande route du village. De leurs abris bétonnés, les
Maxims balayent impunément le champ d’assaut, tandis que, s’insinuant par
les galeries souterraines, les grenadiers allemands prennent les
assaillants de flanc et de dos. La vague offensive s’étale et s’épuise. Les
compagnies Mahieux et Blin renforcent le bataillon Codevelle sur la face
orientale du Jutland, la compagnie Dutemple se poste à l’ouest de Craonne.
D’un effort tenace, elles mordent la seconde tranchée allemande. Dans le
ravin sans nom, le barrage ennemi arrose le bataillon Allard accroché à la
pente sud du Jutland et entrave le service de liaison et le transport des
blessés. Déjà 400 hommes jonchent le glacis. Le capitaine Foque, le
lieutenant Blin, le capitaine Mahieux, grièvement atteints, doivent
transmettre à d’autres leur commandement. Le commandent de Job, bien que blessé,
refuse de se laisser évacuer.
Suspendu
par l’obscurité, le combat à la grenade reprend, sombre et farouche, dans
l’après-midi du 17. L’ennemi recule pied à pied. Enfin, vers 17 heures, sa
résistance semble mollir ; l’attaque du 201e sur la
tranchée du Balcon a jeté momentanément le désarroi dans ses rangs.
Saisissant l’à-propos, le lieutenant Emonet rassemble tout ce qu’il a sous
la main, fonce sur les boches ahuris, et les talonne jusqu’au Chemin des
Dames. Une balle le terrasse, un feu de salve décime la poigné de braves
qui l’ont suivi, mais le reste du bataillon s’ébranle à son tour et
s’installe en bordure du Plateau. La ligne a fait un bond de 400 mètres. Le
3e bataillon, commandé maintenant par le capitaine Manceron, en
profite pour occuper le chemin creux à l’ouest de Craonne. Seul, le village
résiste toujours aux héroïques efforts des compagnies Aligard, Dutemple, et
Paris et s’enfonce menaçant dans nos lignes. L’église et le cimetière,
bourrés de mitrailleuses, empêchent le débouché sur la grande route. Une
tentative de la compagnie Guilluy, pour les prendre de revers dans le
prolongement oriental de la tranchée des Dames, échoue sous le feu des
Maxims.
La
bataille sommeille le 18 pour rebondir le 19 à la crête du Plateau de
Californie. Les compagnies Parsy et Delage du bataillon Codevelle, Guilluy
et Dumelz, du bataillon de Job, s’élancent à l’assaut de la tranchée
d’Hasloch, en liaison sur la gauche avec le 33e. Précédées par
un barrage roulant, elles abordent la position, la nettoyent, l’organisent
et la dépassent sensiblement. Des grenadiers allemands, en bras de chemise,
refluent par les boyaux pour contre-attaquer. Une poussée vigoureuse les
rejette en désordre. Mais à gauche, le front du 33e a plié sous
le choc. Pris de front et de flanc dans une position aventurée, les poilus
du 1er doivent évacuer leur conquête et se rabattre sur la
tranchée des Dames. Des essaims de grenadiers couvrent la retraite,
résistant jusqu’à épuisement des munitions.
Exténué
et diminué du tiers, le 1er de Ligne fut relevé le 22 avril par
le 34e. Pendant quatre jours, avec un sombre acharnement, ses
soldats s’étaient rués contre la forteresse inexpugnable ; ils avaient
tapé à tour de bras sur les beaux régiments de Kaiser, capturant plus de
cent ennemis, en démolissant des centaines d’autres. Hachés par les Maxims,
abattus par les grenades, étreints dans l’ombre par d’invisibles ennemis,
surgis de mystérieuses retraites, ils avaient manifesté une opiniâtreté
superbe et un souverain mépris du danger. 779 hommes, dont 16 officiers,
étaient tombés dans la mêlée. Une unité symbolisa leur héroïsme à
tous : la 2e Section de mitrailleuses, de la compagnie
Carbenay, qui, sous les ordres de l’adjudant Peyrin, se sacrifia jusqu’au
dernier servant pour neutraliser le tir ennemi sur le flanc est du Jutland,
si bien que l’Ordre de la 5e Armée qui cita sa ténacité, dut
citer en même temps sa totale immolation. Heurt implacable de la volonté
immatérielle contre la masse écrasante de la muraille, lutte poignante où
l’exiguité des résultats semble ironique défi en face de l’immensité de
l’holocauste.
La
bataille de Craonne, âpre et meurtrière, eut cet autre effet douloureux
d’arracher à l’affection du 1er de Ligne, le commandant de Job,
grièvement blessé au cours du combat. Modèle de droiture et de sang-froid,
il poussait jusqu’à l’héroïsme le souci de l’élégance et la noblesse de
l’attitude ; son âme ne se courbait pas plus sous les rigueurs du
devoir que sa haute stature sous la menace des obus. Aimé de la troupe
flatte la grandeur des manières quand elle s’agrémente d’affale bonhomie,
estimé de ses chefs qu’il avait séduits par l’élévation de ses conceptions
et la maîtrise dans l’action, il emporta l’unanime regret du régiment dont
il demeure l’une des plus belles figures.
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